samedi, mai 19, 2007

Paroles de libraire (II) : Responsable?


Un Objet Culturel Non-Identifié de Thierry Groensteen aux éditions de l’An 2

Je lis malheureusement trop peu d’ouvrages consacrés à l’analyse de la Bande Dessinée. J’ai cependant trouvé le temps, à l’occasion d’un congé, de me plonger dans un livre paru en début d’année et qui tente de répondre à de nombreuses questions sur la place du Neuvième Art dans le paysage culturel actuel. Cet essai de Thierry Groensteen est d’un grand intérêt et je conseille vivement sa lecture à tous ceux qui aimeraient comprendre comment cette forme d’expression a été considérée (ou déconsidérée) pendant plus d’un siècle d’existence. L’auteur aborde de manière claire de nombreux aspects de ce parcours « fait d’anomalies ». Il y dévoile les raisons pour lesquelles la Bande Dessinée peine encore à porter son titre de « Neuvième Art ». Qu’il s’agisse de la responsabilité des éditeurs, de l’Etat ou des « handicaps » supposés du médium, Thierry Groensteen développe à chaque fois un argumentaire pertinent et éclairé sur la pénible légitimation de cet art. Son livre apporte une lumière neuve sur la manière d’envisager l’avenir (relativement sombre) de ce secteur culturel encore « non-identifié ».
J’ai cependant tenu à réagir sur certains points de cet ouvrage. Je considère en effet que le rôle des libraires a été négligé dans le constat dressé par l'auteur et que le « péril manga » ne me semble pas aussi imminent qu’annoncé (en Belgique du moins).
J’aurais voulu développer de manière plus approfondie mon argumentaire mais je manque, hélas, de temps. Je vous livre donc ici quelques unes de mes remarques comme elles me sont venues. J’espère que vous serez nombreux à réagir, que vous soyez libraires, éditeurs, auteurs ou lecteurs. Vos réactions peuvent être postées ici : goldenchronicles@yahoo.fr.


1. LE RÔLE DES LIBRAIRES

1.1 Curiosité & diversité
Ce qui m'a surpris avant tout dans l'ouvrage de Thierry Groensteen, c'est de découvrir qu'il ne consacre aucun chapitre à l'impact négatif ou positif que les librairies « spécialisées » en bande dessinée peuvent avoir sur l'acceptation de ce médium en tant que forme d'expression artistique. L'auteur centre sa réflexion sur les éditeurs, les créateurs et les critiques de bandes dessinées. Il me semble pourtant (et je manque peut-être de recul étant libraire) que les librairies spécialisées restent des vitrines majeures de ce médium. Bien entendu, et comme le signale Thierry Groensteen, le Festival d’Angoulême, certaines expositions et quelques revues sont aussi des espaces importants pour la représentation du Neuvième Art. Je les définirais cependant comme étant « ponctuels ». Je pense que les librairies réalisent un travail plus proche de la course de fonds, moins « spectaculaire » que de grands événements couverts médiatiquement. Après l’annonce du palmarès d’Angoulême, ce sont les libraires qui prennent le relais. A la mi-avril, soit trois mois après la clôture du Festival, la librairie où je travaille présentait toujours l’ensemble des lauréats. Trois mois durant lesquels les clients peuvent découvrir les albums primés, feuilleter les ouvrages, y avoir tout simplement accès. Trois mois aussi durant lesquels le libraire répondra aux questions, donnera son avis, défendra (ou non) certains choix du jury. Cette édition du Festival aura d’ailleurs été emblématique à cet égard. J’ai pu observer dans ma librairie que de nombreux clients étaient sceptiques quant aux choix du jury présidé par Lewis Trondheim – qui couronnait un manga en meilleur album ainsi que des ouvrages publiés par des éditeurs alternatifs. Il est vrai qu’une partie de notre clientèle a des goûts relativement « classiques » ou « grand public » (et loin de moi l’idée d’utiliser ces termes de manière péjorative) et j’ai le sentiment qu’elle ne se retrouvait pas dans cette sélection. Le rôle du libraire devient primordial à cet instant où sa voix comptera peut-être autant que celle d’un jury. Un libraire « spécialisé », c’est aussi quelqu’un qui a su tisser une relation de proximité et de confiance avec ses clients. Certains de ceux-ci passent en effet tous les mois, tous les quinze jours voire toutes les semaines. Le libraire se fera progressivement une idée des goûts de la plupart d’entre eux et pourra les aiguiller en fonction. Mais même si quelques clients font confiance à certains de mes jugements, ils ne se jetteront pas pour autant sur l’album révélation du Festival (à savoir le Panier de Singe de Ruppert & Mulot). Pour emmener les lecteurs sur des territoires différents et des sentiers « alternatifs », il faut beaucoup de temps et ce temps ne se développe qu’au sein d’une relation du libraire avec le client. Bien sûr, il existe des événements ponctuels comme le phénomène « Libé ». Si le journal « Libération » publie du Riad Sattouf ou parle du Chat du Rabbin ou de Persepolis, on peut être certain que de nombreux Parisiens en vacances à Bruxelles se jetteront sur les albums de ces auteurs dans la semaine qui suit (les ventes passent du simple au double). Mais ce phénomène tient plus de l’effet de mode que du développement d’une forme de curiosité. Et défendre la culture, c’est avant tout se battre pour cette curiosité et proposer la diversité, seules échappatoires à l’asphyxie du médium. Dans ce domaine, le libraire peut (et doit) se battre sur le front. Pour expliciter mon propos, je parlerai ici du dernier album que j’ai tenté de défendre de mon mieux. Là où vont nos pères de Shaun Tan est certes publié chez Dargaud, il fut pourtant loin d’attirer l’attention de nos clients. Un album « muet », aux aspects poétiques et d’un auteur de surcroît inconnu démarre avec de nombreux « handicaps ». Prouver que l’absence de texte ne signifie pas que cet album sera « vite lu » mais qu’il s’agit d’une approche narrative totalement maîtrisée et ouverte à l’interprétation, à l’émotion et à l’universalité ne fut pas une mince affaire. Une fois présenté comme un « coup de cœur » de l’équipe, défendu par chacun des employés de la librairie, chroniqué dans la newsletter et accompagné d’un entretien avec l’auteur, cet album obtient enfin le succès qu’il mérite. Le libraire peut participer au développement d’une acceptation du médium comme une forme d’expression artistique en invitant ses clients vers ce genre d’ouvrage, vers des œuvres différentes et exigeantes. Bien entendu cela implique que le libraire ait le temps de mettre en place une telle « campagne promotionnelle » et la surproduction actuelle lui en laisse peu. Mais je reviendrai sur ce point plus tard car je rajouterai encore une chose sur la notion d’œuvres « exigeantes ». On peut se battre pour des ouvrages « muets », des livres alternatifs comme Attends… de Jason ou Daddy’s Girl de Debbie Drechsler, des albums expérimentaux comme Entre-Deux de Vincent Perriot ou les 676 apparitions de Killoffer, mais il ne faudrait pas oublier des bandes dessinées publiées par les « gros » éditeurs et qui sont dignes d’être défendues de la même manière. Je défends aussi des séries comme Le Feul de Gaudin et Peynet chez Soleil. Il me semble en effet important de présenter aux lecteurs d’Heroïc Fantasy des albums qui dépassent, détournent ou maîtrisent parfaitement les codes du genre. C’est au sein de tous les types de public qu’il faut éveiller cette curiosité, qu’il faut donner envie de découvrir ce qui se fait de mieux dans chaque genre sans s’arrêter sur des questions de bandes dessinées « grand public » ou « alternatives ». Il faut profiter de la sortie d’une adaptation de V pour Vendetta pour placer ce chef d’œuvre du Neuvième Art entre les mains d’un lectorat qui n’y aurait jamais prêté attention. Il faut montrer par là toute la richesse et la profondeur qu’on peut atteindre dans les « thrillers » dessinés. Et espérer qu’au travers de cette œuvre, les lecteurs désireront découvrir les autres créations d’Alan Moore et de David Lloyd (même si les chefs d’œuvre de ce dernier ne sont toujours pas réédités ou traduits en français).
C’est à des libraires que je dois certaines de mes plus belles rencontres avec des œuvres majeures du Neuvième Art. Thierry Joor proposait dans sa librairie « Sans Titre » (avant de travailler pour Delcourt) un rayon « coup de cœur » très impressionnant qui m’a permis de découvrir La Guerre des Tranchées de Tardi. Hassan de la librairie « Utopia » m’a convaincu d’acheter V pour Vendetta. Bernard (pour qui je travaille aujourd’hui) a placé La Révolte d’Hop-Frog entre les mains et je suis depuis avec attention tous les travaux de Christophe Blain.

1.2 Mais il y a le temps et l’espace
Mais on manque de temps. Il y a de plus en plus de sorties et à peine est-on parvenu à placer toutes les nouveautés sur la table qu’il faut déjà renvoyer à l’éditeur celles qu’on a retirées. Le libraire n’a presque plus l’occasion de défendre des albums, d’écrire des chroniques. Et ses clients n’ont pourtant jamais eu autant besoin d’être conseillé face à cette masse de sorties. Le nombre de demandes d’informations augmente d’ailleurs régulièrement.
L’espace manque lui aussi. L’augmentation des sorties demande au libraire une réorganisation constante de ses tables de nouveautés et de son fond. Les choix sont complexes et l’on est vite tenté de supprimer des collections qui tournent moins. Thierry Groensteen écrit d’ailleurs à ce propos : « [La bande dessinée alternative] est,[…], fort peu défendue par la majorité des quelque 175 librairies françaises dites " spécialisées", lesquelles (confrontées au phénomène de la surproduction, qui entraîne un manque de place, une réduction du fonds et une rotation des nouveautés de plus en plus rapide) privilégient outrageusement les gros éditeurs et les séries supposées les plus faciles à vendre » (p.94-95). Mais j’ose croire que de nombreux libraires conservent les titres qu’ils apprécient. Car être libraire est avant tout une passion. C’est un métier physiquement lourd (que ceux qui ne me croient pas viennent porter nos caisses d’albums chaque semaine) et duquel on ne peut pas attendre des profits exceptionnels. Nous avons cette passion et parfois nous sommes à deux doigts de la perdre. Certains abandonnent face au profond changement que subit cette profession, les autres entrent « en résistance ». Le libraire se doit d’être plus « spécialisé » que jamais. Il doit être un filtre, il doit se fixer une « ligne éditoriale » plus stricte. Car il est possible aujourd’hui de pousser des ouvrages de qualité et de les placer autant que des « séries supposées faciles à vendre ». Comme je l’ai signalé plus haut, les lecteurs attendent de nous qu’on leur rende ce service aujourd’hui plus que jamais.


2. LE PERIL MANGA

Thierry Groensteen fait remarquer que « […] le public peu averti porte un jugement indifférencié et, partant, injuste sur les mangas quand il les méprise ou les condamne en bloc […]» (p.95). C’est au libraire aussi de savoir convaincre ses clients que le manga n’a pas à être jugé de la sorte. Et pourtant, je me souviens très bien de ce commentaire qui était apposé sur la couverture du dernier tome (de l’ancienne édition) du Journal de mon Père de Taniguchi chez un collègue il y a sept ans. La chronique débutait par « Ceci n’est pas un manga […] » et concluait par «[…]on est bien loin des "japoniaiseries " ». Ce terme de "japoniaiserie " m’aura profondément marqué car le manga représentait pour moi un incroyable espace d’évasion avec lequel la bande dessinée franco-belge ne parvenait pas souvent à rivaliser. Ce terme était d’autant plus injuste que l’on publiait déjà à l’époque des albums tels qu’ Akira et Rêves d’Enfants de Katsuhiro Otomo,L’Histoire des Trois Adolf d’Osamu Tezuka, Dispersion d’Oda, Dragon Head de Minetaro Mochizuki, Stratège d’Hideki Mori et Kenichi Sakemi, Blame de Tsutumu Nihei, Amer Béton de Taiyo Matsumoto, Hiroshima de Tatsumi ou même les premiers tomes de la série Dragon Ball qui avait à ses débuts de nombreuses qualités.
Les libraires ont un rôle important à jouer sur ce terrain. Ils ont le pouvoir de pousser Taniguchi, de dire aussi que tous les Taniguchi ne sont pas des chefs d’œuvre (comme de nombreux éditeurs tentent de nous le faire croire), de montrer qu’il n’y a pas que Taniguchi et que la collection Ecritures n’est pas le seul fief de le bande dessinée japonaise de qualité.

2.1 Observations
Thierry Groensteen s’inquiète de « […] l’absence de retenue avec laquelle les éditeurs multiplient les achats au Japon et développent leurs collections spécialisées, sans paraître prendre garde au risque qu’ils prennent de mettre en péril la bande dessinée de création française – laquelle commence à présenter des signes inquiétants de désaffection » (p. 92).
Je suis d’accord avec lui sur un point. Il y a « absence de retenue ». On publie aujourd’hui tout et n’importe quoi (mais encore trop peu de classiques nippons). A mon sens, cette situation de production indifférenciée ne va pas jouer longtemps en faveur de la bande dessinée japonaise. Car si de nombreux lecteurs sont déçus par l’offre actuelle de titres franco-belges, un grand nombre aussi n’en peut déjà plus des séries nippones qui semblent sans fin. 20th Century Boy est l’exemple même de la série qui a surfé sur le succès de Monster (du même auteur) et que de nombreux clients abandonnent en cours de route tant la conclusion de cette saga semble sans cesse reportée. Mais je dois ici faire un aparté car je distingue trois types de clients dans ceux qui achètent des mangas. Il y a les clients de plus de 30 ans qui ont généralement découvert le manga sur le tard (avec Taniguchi), ceux qui ont entre 20 et 30 ans et qui connaissent le manga grâce à Akira ou par le Club Dorothée et ceux qui ont moins de 20 ans et qui n’achètent quasi que des mangas (c’est la « génération Naruto »). Je vais développer et me permettre quelques généralités. Je vais donc vous faire part ici de quelques-unes des observations que j’ai faite au sein de la librairie où je travaille.

a) La génération « Taniguchi »
Les lecteurs de plus de trente ans, qui n’ont pas grandi avec le Club Dorothée, ont une certaine réticence à « oser » le manga à cause de nombreux a priori. Ils éprouvent aussi une certaine difficulté à intégrer les codes du manga auxquels ils ont rarement été exposés. Certains ont « osé » les œuvres de Taniguchi car il était souvent présenté comme le plus européen des auteurs japonais. En dehors de cet auteur, ils ne s’autorisent que rarement à découvrir autre chose tant celui-ci a été présenté comme une exception par les critiques et certains éditeurs. S’il est vrai que Taniguchi a produit une œuvre très personnelle, d’autres que lui ont produit des ouvrages sensibles et matures. Ils lisent un peu d’Osamu Tezuka et des albums qui ont une certaine aura comme L’Homme sans Talent ou NoNônba (car ce dernier a été élu meilleur album à Angoulême). D’autres préfèrent ne pas se lancer du tout dans l’aventure car c’est « trop laid » (le libraire doit donc être là pour prouver le contraire).
Si il y a « désistement » pour les lecteurs de plus de trente ans de la bande dessinée franco-belge, ce n’est pas pour passer au manga mais pour des raisons économiques et qualitatives. Face au niveau relativement moyen de la bande dessinée franco-belge et au peu de critiques qui se donnent la peine d’aiguiller les lecteurs vers des œuvres de qualité, ils préfèrent ne plus acheter de nouveaux titres. Ils se tournent par contre de plus en plus vers les classiques des années soixante, septante et quatre-vingt. Les ventes de Franquin, Macherot, Tillieux, Will sont en effet en augmentation. Ces lecteurs ont la certitude que ces rééditions ne les décevront pas, en plus de satisfaire leur nostalgie.
La bande dessinée franco-belge est par ailleurs relativement coûteuse ; elle devient en fait un véritable produit de luxe. Le coût de la vie ne cessant de croître, les clients diminuent tout simplement leur quantité d’achats de bandes dessinées.
b) La génération « Akira »
Avec le Club Dorothée et la sortie du film Akira dans la foulée, une génération entière a été initiée aux codes du manga. Face aux critiques des parents et des enseignants et face au sentiment d’avoir trouvé un univers entièrement neuf et une culture qui lui serait propre, cette génération –dont je fais partie- s’est approprié le manga comme étant son territoire. Pour parler de mon expérience, le manga fut, avec le jeu de rôle, une véritable révolution durant mon adolescence. Le sentiment d’appartenance à un groupe en marge y était pour beaucoup. Nous partions entre amis jusque chez "Schlirf Book" (librairie bruxelloise) pour nous procurer des mangas en japonais auxquels nous ne comprenions rien mais qui nous donnaient le sentiment d’être en amont d’un bouleversement à venir. Nous assistions à toutes les projections confidentielles des « Nuits de l’Anime » (dans la petite salle des Riches-Claires) et nous ne jurions plus que par la production nippone. Ou presque. Car aucun d’entre nous n’a gardé un goût exclusif pour le manga et, à la sortie de l’adolescence, nous avons tous entamé des collections franco-belges et américaines. Aussi surprenant que cela puisse paraître pour certains, notre immersion totale dans la production japonaise ne nous a pas empêchés d’apprécier d’autres styles. Kogaratsu fut pour moi un déclencheur car j’y trouvais un Japon que même les mangas ne semblaient vouloir décrire. Il y avait là un Japon historique, réaliste, somptueusement dessiné et en couleurs. Kogaratsu fut une série qui répondit à des attentes que le manga ne comblait pas. La bande dessinée franco-belge m’apportait ainsi une complémentarité. Ainsi le premier Sambre d’Yslaire et Balac, au travers de son ambiance graphique et de sa narration plus littéraire, satisfaisait mon goût pour le romantisme d’une toute autre manière que les premiers albums de Masakazu Katsura (Video Girl Aï). Puis il y eut Soda, The Dark Knight Returns, Batman : Arkham Azylum, SOS Bonheur, V pour Vendetta, La Révolte d’Hop-Frog, L’Association… Pour en revenir au propos initial, la génération « Akira » achète toujours des mangas mais elle lit aussi beaucoup de bandes dessinées franco-belges. Avec la récente explosion des mangas, elle a tendance à s’essayer à un plus grand nombre de nouvelles séries japonaises. J’observe que ces clients ont été, après ces deux dernières années d’intense production, moyennement convaincus par ces nouveaux titres. Ce phénomène est sans doute déjà lié à la nostalgie, au fait qu’ils comprennent assez peu l’engouement énorme dont bénéficient des titres qui n’ont rien de plus exceptionnel qu’Akira, Gunnm ou City Hunter. J’ai donc le sentiment que cette génération « revient » déjà de cette « mangamania ».
Si il y a « désistement », c’est dû à nouveau en grande partie à des facteurs économiques et à la médiocrité de nombreux titres franco-belges. La perte de qualité sur des séries à rallonge tant européennes que japonaises pousse ces lecteurs à prendre leur distance face au médium.
c) La génération « Naruto »
C’est elle qui achète le plus de mangas et ce de manière quasi exclusive. Sa grande particularité est d’être composée d’un très grand nombre de lectrices (ce qui n’était pas le cas des générations précédentes). Le formidable pouvoir d’achat de cette génération attire tous les secteurs du divertissement, celui de la bande dessinée en tête. Tout ce que l’on peut trouver comme « shônen » ou « shôjo manga » au Japon est presque immédiatement traduit par les éditeurs français. Mais ces adolescents et ces adolescentes seront bientôt adultes. La question est alors de savoir si leur intérêt pour les mangas survivra à ce passage à la maturité. Ou bien cette génération sera-t-elle comme la mienne ? Aura-t-elle besoin comme nous de découvrir autre chose? Se tournera-t-elle vers la bande dessinée franco-belge ?

2.2 On en reviendra si…
Pour tenter de répondre à cette question, je dois donc répondre à une autre. Pourquoi ma génération est-elle revenue vers la production « nationale » ? La réponse est en fait relativement simple. Notre dénominateur est d’avoir tous lu de la bande dessinée franco-belge ou américaine avant notre adolescence. En discutant du projet de ce texte avec des amis, ceux-ci m’ont confirmé que c’est en voulant retrouver la saveur si particulière de l’école belge et américaine qu’ils avaient découverte enfants dans les pages du Journal de Spirou, du Journal de Tintin et des Strange que leur intérêt s’est à nouveau porté vers cette production. Il faudrait alors savoir si les jeunes de moins de douze ans lisent des albums franco-belges, s’ils sont toujours en contact avec cette production au travers de revues et d’albums.
Je tiens à le dire ici : je n’ai pas de chiffres. Une étude sur ce sujet serait donc la bienvenue. A nouveau, je vais me baser sur mes observations. J’ai travaillé cette année sur le stand des éditions Dupuis à la Foire du Livre de Bruxelles. Les ventes des titres « grand public » étaient en nette croissance par rapport aux années précédentes. Nous avons assisté à un véritable engouement des jeunes lecteurs pour des titres comme Zarla, Les Nombrils, Nelson ou encore Parker et Badger (grâce aux parutions dans le Journal de Spirou). Ces séries de la collection « Tous Publics » étaient au centre de toutes les conversations des groupes de jeunes (filles et garçons) qui défilaient dans le stand. Certains jeunes adolescents montraient une grande connaissance des titres de la collection Repérages. L’un d’eux (qui devait avoir treize ans) corrigeait d’ailleurs l’erreur d’un de ses amis en lui expliquant la différence entre L’Epervier (paru chez Dupuis) et Les Sept Vies de l’Epervier (parus chez Glénat). Ces quelques jours passés à la Foire du Livre m’auront rassuré sur l’avenir de la bande dessinée franco-belge. Il existe encore bel et bien un intérêt pour cette production auprès des plus jeunes. Je dois ici saluer l’excellent travail de Dupuis qui poursuit une politique éditoriale relativement « saine ». En publiant des séries comme Seuls de Vehlmann et Gazzotti ou Zarla de Guilhem et Janssens, cet éditeur offre une alternative aux mangas pour ces jeunes lecteurs. Ces œuvres sont loin d’être niaises et marqueront leur lectorat. Ce travail éditorial se poursuit dans la création des collections « Puceron » (pour des lecteurs à partir de trois ans) et « Punaise » (pour des lecteurs à partir de six et sept ans). Les éditions Delcourt proposent elles aussi une riche collection jeunesse (avec notamment Petit Vampire et Le Vent dans les Saules) sans oublier les Epatantes Aventures de Jules parues chez Dargaud. Et l’on peut toujours critiquer Lanfeust de Troy, ce titre aura été néanmoins d’une grande importance pour l’entrée de jeunes adolescents dans l’univers du franco-belge.
Je me sens donc relativement optimiste mais à condition que les éditeurs poursuivent ce travail de publication pour les enfants et que les libraires poussent ces titres dans leurs boutiques. Initier les moins de douze ans à la bande dessinée franco-belge est pour moi le défi majeur de nos éditeurs aujourd’hui si l’on veut que le spectre du « péril manga » ne se matérialise pas.

2.3 Remarques diverses
2.3.1 Le constat que je viens de dresser s'applique à la Belgique. J'ignore s'il s'applique à la France car notre rapport à la bande dessinée me semble quelque peu différent.
2.3.2 Je tenais à signaler aussi que cette « absence de retenue » dans la production des mangas aura apporté au moins deux effets positifs.Sans cette incroyable explosion des ventes de mangas, les éditeurs alternatifs n’auraient probablement pas osé la traduction d’œuvres comme celles de Shigeru Mizuki ou Shin’ichi Abe. Nous n’aurions sans doute pas non plus découvert aussi tôt des chefs d’œuvre de la Bande Dessinée coréenne. Le second aspect tient de la nouvelle approche narrative qu’offrent les mangas. David Lloyd me confiait sa crainte de voir les mangas anéantir progressivement les « styles » américains et franco-belges pour les remplacer par les codes graphiques de la bande dessinée japonaise. Bien entendu, de plus en plus d’auteurs qui ont grandi avec les mangas s’en inspirent dans leurs albums. Cette « insémination » de style est parfois malheureuse mais elle devrait, à plus ou moins long terme, enrichir le vocabulaire de la Bande Dessinée. Shaun Tan et Kevin Huizenga sont par exemple deux auteurs qui reconnaissent avoir découvert une nouvelle approche de la temporalité dans la bande dessinée nippone (voir à ce propos le chapitre trois de l’Understanding Comics de Scott McCloud).
2.3.3 Thierry Groensteen signale que « si nombre d’éditions françaises conservent le sens de lecture original, inverse du nôtre, c’est bien pour que le livre apparaisse comme un objet "encore plus cryptique, pour initiés"» (p.94). Je considère que si certains éditeurs ont peut-être cette idée en tête, les mangas n’ont pas à être inversés pour satisfaire nos habitudes de lecture. Je ne pense pas non plus que les éditions Cornélius conservent le sens de lecture original pour faire plaisir aux initiés. Il s’agit pour moi d’un respect de l’œuvre et de la manière dont l’auteur l’a conçue. Nous ne devons pas plier les œuvres étrangères à nos attentes d’Occidentaux mais plutôt faire de chaque lecteur un « initié », ouvrir notre regard à une autre forme de lecture.
2.3.4 Thierry Groensteen signale aussi que l’un des facteurs de développement du manga tient de ce que « le coût des mangas est moins élevé que celui des albums classiques, ce qui les met plus à la portée des jeunes ne disposant que d’un pouvoir d’achat limité » (p.91). Je suis bien d’accord avec lui mais j’ignore si ce phénomène sera encore vrai bien longtemps. Il y a quinze ans, j’achetais mes mangas au prix de 120 francs belges (soit 3 euros) et les prix ont depuis doublés voire triplés. Si cette tendance se confirme, le manga ne sera bientôt plus aussi abordable.
2.3.5 Les lectrices font preuve d'une plus grande ouverture. Elles ne se cantonnent à aucun style, aucun genre, aucun type de production. Elles s'attachent avant tout à la sensibilité des récits et ne s'arrêtent pas à l'origine de ces derniers. Il n'y a pas chez elles de forme d'exclusivité qui les pousserait à ne lire que des mangas. Elles envisagent les bandes dessinées nippones et franco-belges comme étant complémentaires. Il est regrettable qu'elles soient encore si peu nombreuses à acheter des bandes dessinées (comme le faisait si bien remarquer Thierry Groensteen dans son ouvrage).


3. LE PERIL INTERNET

Ce qui me semble plus inquiétant aujourd’hui n’est pas la progression du manga mais bien de la lecture de bandes dessinées sur internet. Je ne pouvais croire il y a quelques années que des séries entières se liraient un jour sur la toile. De nombreux clients de moins de vingt ans nous ont en effet signalé qu’ils n’achetaient pas le manga « phénomène » du moment (à savoir DeathNote chez Kana) car ils avaient déjà eu l’occasion de lire les douze tomes traduits en français sur internet (alors que Kana n’en a sorti que trois jusqu’à présent). Il est à craindre qu’il y ait progressivement une « désaffection » de la lecture sur papier. Il faut en effet envisager que la nouvelle génération d’internautes ait plus de familiarité avec leur écran qu’avec le livre. Là aussi il serait intéressant de s’attarder sur l’avenir du « livre » et du « livre-objet » si l’on veut pouvoir réagir face à ce phénomène.


4. POUR INFORMATION

Thierry Groensteen évoque l’émission de télévision diffusée en avril 2005 sur France 2 du « plus grand Français de tous les temps ». Il écrit : « on se permettra d’observer que si, dans ce palmarès imbécile, les chanteurs font jeu égal avec les écrivains, et même un peu mieux (…), on y chercherait vainement, en revanche, le nom d’un auteur de science-fiction, de polar ou… de bande dessinée » (p.9).
Si le palmarès n’était pas forcément moins imbécile en Belgique, l’émission « Les Plus Grands des Belges » de la chaîne publique (RTBF) a donné les résultats suivants : Hergé arrive en huitième position, André Franquin à la dix-huitième place, Philippe Geluck à la vingt-deuxième, Peyo à la trente-troisième, Morris à la septante-neuvième, Pierre Kroll (dessinateur de presse) à la nonante-quatrième et Jean Roba à la centième. Jacques Brel était à la première place.
Du côté flamand (émission « De Grootste Belg » sur la VRT), Hergé est en vingt-quatrième position, Willy Vandersteen (Bob et Bobette) à la vingt-neuvième et Marc Sleen (Néron) à la quarante-huitième. Le Père Damien était à la première place.
La Belgique a en effet un autre rapport à la bande dessinée puisqu’elle y reste une institution (dans le cœur de la population en tout cas, sans doute moins dans celui de nos politiques).


5. REACTIONS
Vos réactions sont les bienvenues à l’adresse suivante : goldenchronicles@yahoo.fr. Je les publierai à la suite de ce post.


1. Réponse de Thierry Groensteen (par mail)

Merci de m’avoir lu aussi attentivement et d’avoir pris le temps de coucher vos réflexions par écrit. Vous avez sans doute raison, il manque à mon O.C.N.I. un développement sur les librairies. Le problème est que, pour le faire convenablement, il faudrait mener une enquête de terrain dont je n’ai pas les moyens. Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’il y a de bons (vous en faites partie) et de mauvais libraires, qu’ils n’ont pas tous la même superficie, la même politique commerciale, la même clientèle, etc. Les généralités me semblent sans intérêt, et je ne disposais pas de données suffisamment précises pour dresser un état des lieux de la librairie spécialisée. J’ajoute que, tant qu’à faire, il aurait aussi fallu parler de la place de la bande dessinée dans les bibliothèques publiques, autre sujet que j’ai négligé, un peu pour les mêmes raisons. C’est une question importante, qui reste à étudier, que celle des médiateurs entre les livres et le public, et de leur rôle prescripteur. Mais je me permettrai de rappeler que mon sujet n’était pas le marché de la bande dessinée, ses structures, ses réseaux et fonctionnements, mais bien le statut culturel de cet art qui nous est cher. J’ai été très intéressé d’apprendre les résultats de l’émission sur les “Grands Belges”, dont j’ignorais qu’elle avait eu lieu. En effet, les différences avec la France sont très significatives.


2. Réaction de Redwane (par mail)

Très bon article mais juste un ou deux petits commentaires :

1. "Cette « insémination » de style est parfois malheureuse mais elle devrait, à plus ou moins long terme, enrichir le vocabulaire de la Bande Dessinée". Comme discuté j’aurais rappelé la grande époque de Métal Hurlant et donc de Moebius qui s’inspirait de certains codes graphiques japonais => et tout le monde sait quelle carrière ce monsieur a fait. :)
2. "Je dois ici saluer l’excellent travail de Dupuis qui poursuit une politique éditoriale relativement « saine »". A l’exception de Spirou et Fantasio, où ce gentil éditeur n’a pas voulu donner la chance à Tome et Janry de changer ce qui aurait pu créer un renouveau…. Le problème se situe aussi à ce niveau dans le sens que les gros éditeurs sont parfois assez frileux pour se « dénoter » du reste de la production (à la différence du manga qui nous a apporté un vent de fraicheur…).

Je suis d’accord que ces deux remarques n’ont aucune valeur ajoutée à l’article mais bon :)



3. Réaction de Herbv (sur le forum de BulleDair)

Texte très intéressant à lire, Nicolas, merci. Il est toujours intéressant de lire le point de vue d'un professionnel et on entend trop rarement les libraires s'exprimer. Et je conseille aussi à tout le monde de lire OCBI de TG, c'est un excellent ouvrage. Je dois dire que je n'ai jamais trop cru au péril manga en France ou en Belgique, du moins, tel qu'il a pu être annoncé ici ou là. Certes, il est difficile de prévoir comment va pouvoir évoluer le monde de l'édition de la bande dessinée franco-belge, mais je ne pense pas qu'il disparaîtra de sitôt, balayé par son homologue nippon. En effet, le manga francophone a de gros soucis de rentabilité actuellement : la multiplication des éditeurs qui se font une concurrence féroce sur les achats de droits, l'explosion du nombre des sorties alors que le CA global ne progresse pas dans la même proportion, ont conduit à une baisse notable de la rentabilité moyenne. Depuis quelques mois, les problèmes se multiplient à commencer par les arrêts de séries (officiels ou non car certains n'osent pas le dire) suivi de l'augmentation continuelle du prix de vente des mangas. Les titres se vendant biens ne sont pas nombreux, ceux faisant un bide commercial sont légions. Je partage aussi le même point de vue concernant les dernières sorties "grand public" que je trouve de moins en moins enthousiasmantes. Mais peut-être est-ce tout simplement le fait qu'on peut me rattacher à la génération des trentenaires et que je commence à être un "vieux con" :)

PS : Par contre, mon budget BD n'a jamais été aussi important, même s'il s'est déplacé en grande partie du FB 48CC sur le Manga puis de plus en plus sur l'Indé.



4. Réaction de Thyuig (sur le forum de BulleDair)

Excellent article qui a du te demander un temps fou à écrire. Je partage vraiment tes opinions sur la desaffection des trentenaires (ou pré-) quant à la qualité qui baisse sérieusement en ce moment. Personnellement, je n'achète plus que 5 ou 6 titres par mois depuis janvier, chose inconsevable il y a un ou deux ans.


5. Réaction d'Arzak (libraire) (sur le forum de BDTheque)

J 'ai lu cet article avec interêt et je suis globalement d'accord avec ce que dit Nicolas...

La profusion inutile de titres rend le métier de plus en plus difficile... le plus ennuyeux, c'est ce paradoxe :

- d'un côté, la profusion de mauvais titres fait, que même en écartant la question du temps qu'il faudrait pour lire ces albums, il est impossible pour un libraire de tout lire au risque d'être dégouté... en tant qu'amateur de bd, il faut se préserver... le risque est de perdre goût au métier... lire des bons albums, donne envie de lire plus de bd, lire des albums médiocres, vous en dégoûte...

- d'un autre côté, il y a les clients, qui demandent, à la vue d'une couverture si "c'est bien?" et qui attendent de vous d'avoir tout lu...

Comme Nicolas, je pense la surproduction en manga est particulièrement criante... et j'en lis tout simplement de moins en moins... je crois même que j'en lis moins qu'à l'époque ou je n'étais pas libraire... un comble... mes coups de coeur manga, je les ai eu il y a quelques années et je lis toujours les mêmes auteurs depuis des années : Tezuka, Adachi, Tanigushi, Urasawa... pas de découverte majeure pour moi depuis longtemps... c'est assez afligeant quand on voit le nombre de mangas publiés chaque année... il y a des éditeurs dont le catalogue entier est au ras des paquerettes : les Kami, Saphira, Tokebi...



6. Réaction de Thierry Martin (dessinateur) (par e-mail)

je ferai court.
"Le libraire, c'est la colonne vertebrale de la bande dessinée", il faut que cela se sache.